C'est l'événement du moment, la ré-édition du premier LP des Stones Roses, sortie en 1989, disque magnifique que j'ai découvert en 1990-91, à la fin du lycée, un des derniers 33t que j'ai acheté chez un disquaire, en province. J'avais aussi les jeans baggy et la coupe de cheveux de Ian Brown, quelques T-shirts bariolés très Madchester/acid, enfin c'était mon idole/mon idéal masculin, que personne ne devait connaitre dans ma région à cette époque ...
J'ai découvert grace à Bernard Lenoir, le seul à diffuser ce type de musique à la radio en France, c'était le bonheur de découvrir ces mélodies à la guitares aiguisées et crystallines, tendance ligne claire MAIS sexy et arrogantes, tradition pop anglaise du Nord mais ouverte sur la californie des 60s, tendance Byrds/Buffalo Springfield (et post-Paisley Underground) que je découvre ensuite. Puis la voix de Ian Brown, sussurée mais tendue, dialoguant avec les guitares de John Squire qui n'a rien fait de bien depuis. Autour, il y avait les Happy Mondays et James et Primal Scream, the farm, flowered up ... c'est à dire des groupes venus de la new wave finissante (Stone roses : c'est quand même un nom gothique, très cimetière Smithesque), accros aux guitares 60s mais écoutant le son de la house et acid house et de la soul noire sans la copier bêtement. Jouer de la guitare le dimanche matin en se souvenant des beats house du samedi soir : une révolution ! Un résurrection de l'esprit jerk/swinging 60s en somme mais au présent. Le lien vivant entre l'ancien et le nouveau, le blanc et le noir, le pop et le rock, le rythme et la chanson, le gentil et le méchant ...
Bref, et depuis ce temps là je n'ai jamais cessé d'écouter cet album, toujours en entier, album à compléter du single qui a suivi Fool's Gold, sommet de groove psychédélique et sexuel, une trance réelle et suave, qui démarre de façon modeste et presque non remarquable mais une mélodie qui greffe New order et James Brown et ouvre un nouveau monde aujourd'huyi redécouvert par les américains de Lemonade, Primary One, Cut Copy, Fool's gold (bien sur), Passionpit dans une certaine mesure, et continué par les très mé-estimenés VHS or Beta
Au delà de ce nom de groupe magnifique (le plan de l’image), qui oriente l’écoute à la fois vers l’imaginaire et ses mélodies ET les textures / structures sonores, ce groupe/projet incarne une approche assez fascinante et conceptuelle de la dance music. A 24 ans, Travis Egedy, de Denver, vient de sortir un premier LP de 14 titres, Dark Rift (la faille sombre, appellation géologique mais aussi un jeu vidéo des 80s). Sa musique ? Une attitude punk et noisy (rupture de tons, gros beats, textures sales et distordues, surcharge libidinale) mais sonorités dance très 90s ( synthés europop à la 2Unlimited, Snap, Culture Beat) pris dans une maelstrom d’influences plus récentes et variées : entre breakbeat, hip hop et RnB, new wave atmosphérique, IDM et héritage shoegaze de M83/pop ambient de Kompakt records. Et surtout des lambeaux de chansons qui s’agrègent et se disloquent, pas de construction en crescendo et en empilement de boucles mais plutôt des fichiers hachés, des paquets de flux à différentes vitesses et entre les coupes de ses collages l’occasion de bifurquer sur des textures, des gimmicks et des territoires sonores assez variés et capricieux.
On n’est pas dans le collage heurté et ridicule (remember Coldcut ou BAD ou PWEI) mais plutôt dans une nuée sonore que j’assimile vraiment à une mémoire vive sonique, comme si les sons et les MORCEAUX de structures de chansons de 30 ans de pop flottaient dans le cerveau, avec des rémanences qui ne s’effacent pas et s’autonomisent et flottent comme des halos colorés, des nuages électriques plus ou moins denses et opaques. C’est peut-être la figuration du fonctionnement des circuits synaptiques du cerveau !?
Trance doll Intro sur un drum n bass oldschool puis embrayage d’un chant soul mélancolique et androgyne à la New Order pour un couplet new wave glauque sur fond de funk kitsch puis break euro-dance 90s avant de passer en mode RnB superposé à de la techno 90s (Orbital & rave de Praga Khan) tandis que le couplet monte en spirale vers une autre chanson. Torsion de formes et des logiques nerveuses de la pop song et des structures de genres !
Il y a quelque chose de « Rhythm is a dancer » de Snap dans cette chanson qui n’en finit pas de commencer de faire monter la sauce en vain, sur un mode très mégalo et tendu, sur un fond métallique et noir (souvenir de F242 ?) qui ondule grâce à la langueur soul, chaloupé et suave. Ces combinaisons culturelles traversent et mettent en contact des contrées sonores et émotionnelles si historiquement distantes que ce carambolage a une réelle fonction de catharsis.
Solid Gold Des grosses basses de Miami sur des beats gras de la meilleur house chantée (Ten City/Inner City) parsemés de gimmicks pop ensoleillés venus d'Ibiza et des 80s (Sandy Marton), légèreté qui se met à douter, se suspend dans le rythme, piétine et se trouve gagnée par la mélancolie du nord de l'Angleterre (Love Corporation, St Etienne, Baby Ford). Tout cela tourne comme une ritournelle dans un brouillard rose de gaz euphorisant. Mais, cela reste indécidablement triste ET gai à la fois, comme le meilleure de Lio ou Elli et Jacno des débuts.
Day glowed Encore un morceau en forme d'introduction infinie et bloquée, qui se déploie en strates superposées et montantes : des reliques de divas disco secouée dans un drap de basses house pour provoquer une transe digne des grandes heures de Orb/Fluke/Salt Tank. Down tempo, up tempo, down tempo, envol et retombée, coups de hanches et doute amoureux alternent et se confondent enfin pris de vertige par la réverbération de la lumière artificielle du titre.
Tranparent Now St Etienne ou Pizzicatto 5 qui remixerait un morceau de 'Loveless' des MBV, c'est à dire le meilleur des années 90 (oubliez pour toujours le grunge et le rap), une belle union sous le regard bienveillant des Cocteau Twins et de Daft Punk.
Goth Star Un riff à la Bangles/Heart/T'Pau en mid-tempo pause la toile de fond qui se déchire par éclats lumineux et argentés au travers d'un sample de voix de Stevie Nicks. Pauses et reprises, coupures et gazes de colmatages, le corps de la pop FM des 80s saigne et laisse échapper son âme, qui se souvient alors de ses origines : la Californie (Doobie Brothers/Eagles) et la soul blanche, pour se brancher sur le funk technologique des versaillais de Daft Punk. Un glissement architectonique et un nœud dans le temps !
Dark Rift Du r’n’b joué par un fan de heavy-metal sur un synthé à 3 touches, quelques boites à rythmes pourries digne de Patricia Kaas accompagnées de gimmicks euro-dance servent de tremplin à une voix soul d'un tristesse infinie qui fait boulocher les synthés qui sautent ensuite dans un autre morceau en cours de route : une sorte de happy house/électro funk hystérique. Mort ou Vivant (dead or alive) homme et femme, noir et blanc, rapide et lent, cheap et chic, lourd et léger, cette musique c’est tout cela en même temps, dans les sons, la construction et les effets sur l’auditeur et son corps. La joie de la seconde où le corps est suspendu au-dessus de l'abysse, une seconde qui dure 5 minutes et peut se répéter jusqu'à la fin des temps.
La découverte de ce projet est l’occasion aussi de célébrer le bel aujourd’hui, la matérialisation actuelle dans les corps et les cerveaux de mélanges, de greffes et de bâtardisations de ghettos sonores, de débordements d’identités corporelles et culturelles jusque là cloisonnées, hermétiques et jamais réalisées auparavant. Les usagers proclamés comme les vendeurs des genres pop ont toujours voulu péjorer et interdire la dissidence, cloisonner les écoutes : être fan de rock à guitares interdisait d’aimer la house ou la techno (bouh la pédale bouh le traite !) , le raver ne pouvaient écouter de r’n’b ou de heavy-metal, etc… Les Daft Punk, Moby et Chemical Brothers / Primal Scream, entre autres étant passés par là, leurs héritiers arrivent avec encore plus d’ouverture et de refus des catégories et des hiérarchies de gouts à priori. Des fans de power pop à la Weezer comme Passionpit ont une dette claire envers Daft punk. Les punks tropicaux de Discovery une dette envers Kanye West et le hip hop. Car ces cloisons esthétiques reposaient sur la considération d’un univers (par exemple l’italo disco) comme un tout fermé et cohérent alors qu’on les approche aujourd’hui (grâce à une écoute en shuffle) en comparaison avec d’autres choses très différentes mais on les écoute aussi de plus loin - hors du contexte d’origine et des enjeux identitaires associés- ET de plus près ! C’est-à-dire comme des détails sonores, comme des puzzles et des boites à idées, via des logiciels de décompositions du son et des samplers.
Une chanson ou un genre est un corps ouvert et opéré, opérable, dispersable et greffable à l’infini. Si je parle de corps c’est aussi justement parce que la pop et ses genres définissent des identités corporelles, le look des fans n’en est que la plus simple expression. Ecouter du rock à guitare implique un type de rapport à son propre corps, à ses potes, à son propre érotisme, un rapport différent de celui du rapper ou du raver ou du jamaicain. Si ces différences existent encore elles sont désormais plus malignes et floues, localisées ou changeantes, un style correspond à une émotion ou à une énergie corporelle et elle change dans la journée, on n’est plus rocker toute sa vie mais pendant 5 minutes puis on devient mellow sur de la variété et puis sexy sur de la dance et puis mélancolique sur du dub ou du shoegaze, pensif sur du drone ou de la techno ... Et encore ce que je dis là reste très simpliste par rapport à la réalité physique des états intérieurs de l’auditeur et par rapport à la richesse et à la subtilité qu’offrent les musiques, jamais si monolithiques.
Pictureplane est donc une incarnation avancée et réaliste, une projection corporelle d’un auditeur dans lequel je reconnais de très nombreux morceaux d’émotions passées qui retrouvent là une actualité et me redonnent de l’énergie, comme du recyclage.