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Julius E.W. Helfft, Le Salon de musique de Fanny Hensel, 1849 |
Le musée de la vie romantique à Paris présente une exposition fournie par le Cooper-Hewitt, National Design Museum de New York qui expose donc sa collection de 80 vues d’intérieurs du XIXeme siècle réunies par le collectionneur Eugene V. Thaw qui leur en a fait don en 2007.
Les œuvres présentées sont des vedute intérieures, dans la tradition de Canaletto ou Vermeer, mais adaptés à l’échelle des intérieurs bourgeois ou plutôt aristocrates. Ce qui s’appelle donc memori vivi : les traces d’intérieurs réels documentés manuellement par de subtils artisans et académiciens des beaux-arts d’Europe du Nord ou de l’Est, sur commande pour transmettre aux enfants ou à de la famille éloignée, l’image d’espaces affectifs et luxueux. On a ici affaire à de grands petits maîtres exerçant un genre très humble et fonctionnel, d’autant plus précieux qu’on échappe ici à l’étalage de science académique (pas de références mythologiques) ou de prouesses techniques (les perspectives sont assez tordues et les espaces anamorphosés selon des focales très étranges, la luminosité pas du tout réaliste). Et c’est là tout leur saveur. Les formats sont extrêmement réduits (souvent plus petits que A4), la technique est celle de la gouache et de l’aquarelle sur papier. Ils étaient réalisés en albums/portfolio, une vue par pièce, en plus de la façade et d’un plan de l’ensemble. L’exposition ne nous montre aucun ensemble complet (pas grave) mais des regroupements par zones culturelles ou par peintres ou par types d’espaces figurés. Rien d’extraordinaire dans l’accrochage (les lignes de cadres, les 3 grandes salles habituelles du musée) mais le plaisir de se perdre le nez sur l’image dans des espaces infinis érigés sur quelques centimètres de papier.
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Anna Alma-Tadema, La bibliothèque de Sir Lawrence Alma-Tadema à Townshend House, Londres, 1884 |
Les représentations sont rarement peuplées, ou sinon par de minuscules silhouettes assises. L’enjeu pictural est de rendre les matières, étoffes, rideaux, meubles, tapis, plantes, animaux domestiques et agencements, fenêtres ouvertes sur des jardins entraperçus. Ce qui frappe est la présence forte des plafonds, rarement représentés dans la peinture classique, qui occupent parfois un tiers de l’image, selon des axes et courbes ou perspectives assez tordues et savoureuses. Ovales gris, papiers peints de feuillages et d’oiseaux, plafonds écaillés, salons chinois ou boudoirs orientalisants ou détails hyper réalistes : housses blanches enfilés sur le haut des fauteuils, lavables pour éviter les salissures de cheveux gras, moultes tableaux et cadres dans l’image, accessoires et petits objets évocateurs … Les vues sont parfois frontales mais ouvrent des portes et fenêtres en enfilades ou dégagent des sources lumineuses latérales. Plus que des idées de décorations, on y trouvera d’ingénieuses et inventives idées formelles et picturales dans les façons de superposer, d’agencer des formes et matériaux : dans la façon dont les courbes croisées d’un rideau souple et transparents tombe sur la grille d’une porte-fenêtre (ouverte ici, fermée là), dans la façon dont un motif de parquet évoque du Vasarely, dans la façon dont l’arrondi boursouflé de canapés et de fauteuils s’entremêlent en frises ondulantes et anguleuses, dans la façon dont on peut rendre des murs entiers de cadres d’images sur des surfaces de micro-onglets, dans la façon d’agencer les styles d’objets tout à fait post modernes (par exemple : escalier d’angle arts & craft en bois lourd + chaise longue japonisante + orgue à tuyaux métalliques dans un intérieur anglais). On verra par exemple l’espace personnalisé d’un Sportsman, adapté d’équitation, salon empli de peintures équestres et d’accessoires, qui m’évoque une possible installation de Guillaume Bijl ou Haim Steinbach.
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Eduard Gaertner, The Chinese Room in the Royal Palace, Berlin (1850) |
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Edouard Petrovitch Hau, Petit Cabinet de l’impératrice Alexandra Feodorovna, 1830-35
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Louise Cochelet, Le Salon de l’artiste avec sur le lac de Constance, 1816 |
On frôle évidemment la photographie (surtout dans ce dessin minuscule et monochrome de Louise Cochelet). Ce qui fascine, dès lors que ces espaces ont disparus et que leurs qualités documentaires nous importe peu, c’est la sexuation des espaces (comtesses ou officiers ?), leur statut privé/public (chambre, anti-chambre, salle de réception) et la faculté de lier œil & cerveau, représentation mentale et composition abstraite à l’aide de plans et de lignes. Le dessin capture l’œil et avale le cerveau qui plonge et circule avec agilité dans ces mini-maisons de poupées de papier. La ligne est micro précise, la présence ou non d’un objet, d’un motif ou d’un plan coloré tient à un fil, à un geste du poignée et/ou du doigt sûr, exécution manuelle au millimètre qui obéit en même temps à l’organisation globale de la composition, qui comme un château de cartes doit tenir debout dans la feuille. Ces petits maîtres qui n’auront pas le droit aux grands musées travaillent au plus prêt de la création et de la représentation. C’est sans doute l’art du cinéma et du documentaire qui m’y rend sensible, l’invention tenant dans l’ajustement du cadrage, de la focale, de la profondeur de champ, l’étalonnage des couleurs et le rendu photographique des textures des matériaux, sans pouvoir choisir son sujet et imposer ses visions. La mission est de le rendre présent, d’inscrire dans la trace la présence de celui qui a été là, de la transmettre à d’autres qui n’étaient pas là. Faire art avec ce qui donné, ce qui est devant soi. L’art de matérialiser par la main et par son médium son propre regard.
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William Alfrred Delamotte, non identifié |
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Norbert Von Alt, non identifié |
Parmi les nombreux peintres présentés, je retiendrai les Frères Von Alt (Frank et/ou Norbert), l'allemand Eduard Gaertner (à découvrir absolument), Carl Friedrich Wilhelm Klose et les anglais George Pyne et William Delamotte. Dernière remarque qui me vient tardivement à l'esprit. Ces oeuvres sont réalisées en cercle clos, ce sont des commandes destinées à un nombre limités de spectateurs. J'aime énormément ce réseau social restreint de l'oeuvre, sa destination précise, ce croisement intime des regards et du désir d'image entre artiste et collectionneur, ce reste d'aristocratie dans la production d'art, en totale opposition à la conception actuelle d'un art pour tous, universel, destiné à un "public"...
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Robert Henry Robertson, Intérieur de Hall Place à Leigh,1879 |
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2001 l'odyssée de l'espace, capture d'écran |
Ce goût de la scène d’intérieur trouve bien-sur un écho chez de nombreux artistes, modernes (ici Vuillard que j’aime tellement) ou contemporains (Thomas Huber parmi tant d’autres). Mon gout pour l’objet (ready-made) à échelle domestique, pour la circulation du regard et de l’imaginaire dans les replis invisibles de l’intime trouve dans ces images une généalogie appétissante.
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Thomas Huber, le dépot de tableaux, 1988 |
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Edouard Vuillard, scène d'intérieur aux 3 lampes, 1899 |