La lecture récente
d'un ouvrage sur la pensée de Donna Haraway et son parcours
intellectuel (Maria Puig de la Bellacasa, LES SAVOIRS SITUÉS
DE SANDRA HARDING ET DONNA HARAWAY, Science et épistémologies féministes,
L'Harmattan, 2014) a été à la fois un grand apaisement et une vive
stimulation à continuer le travail et la lutte pour certaines formes
d'art, de travail et d'existence au monde. L'ouvrage de cette
universitaire, enseignante / chercheuse en science, féminisme et
technologies, est très accessible et cite richement les ouvrages de
Haraway plus ou moins facile d'accès en français, c'est donc une
pensée transmise ici en seconde main de façon limpide me
semble-t-il.
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Gilles Aillaud, orang outang derrière la vitre, 1975, et détail . Huile sur toile, 135 x 120 cm |
Haraway part d'une critique historique,
sociologique et féministe des sciences, particulièrement de la
biologie dans les années 70. Elle remet en cause les objectivités
scientifiques, les méthodes et protocoles de validation dans ce
qu'ils excluent et ignorent de façon «naturelle» pour en souligner
le caractère genré et situé et donc relatif (et non absolu, non
objectif). Elle souligne que toute expérience est située dans un
temps historique avec ses propres camps idéologiques, des conditions
matérielles particulières, des transformations en cours (du
mouvement) et des possibles à créer. Elle nous offre ainsi ce
concept de Chronotope (reprise de l'ancien « d'où
parles-tu? »). Elle pointe aussi la notion d'Oeil détaché de
tout corps, d'oeil objectif et de vision neutre de la Science comme
d'un mensonge énoncé comme vrai par un Homme, Blanc, occidental et
d'une science qui remplace le divin.
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Miriam Cahn, Kleines Tier (Small Animal), 1998, huile sur toile 32 x 22 cm |
Jamais Haraway (via Puig) n'évoque ni ne traite
de l'art et de la création, à chaque instant, pourtant le rapport
au vivant et aux formes de la création semble accueilli et
considéré. Les formes du travail de création (d'un certain type de
création bien sur, j'y reviendrai), sont, j'en suis sur, des formes
vivantes mais mal nommées/mal identifiées, pas encore stabilisées
et catégorisées, puisque justement elles sont en train
d'apparaître. Dans l'atelier, au travail, des formes de vie luttent
pour trouver une existence, jamais arrivée encore, mais dont il faut
faire culture dans l'instant, pour l'intégrer et construire le travail en cours. Elle s'adresse ainsi à tous ces
micros-moments, ces questions continues qui passent en tête pendant
l'action et forcent à négocier en permanence avec l'envie de
contrôle, même un certain autoritarisme que nous serions sommés
d'avoir sur notre propre travail. Clôturer, fermer, unifier,
identifier notre travail, voilà le danger, au risque d'une rupture
d'avec les flux de vie et de faire un art «de professionnels de la
profession». Cela c'est toute l'écologie du vivant de
l'atelier qui résonne donc beaucoup en moi avec la pensée de
Haraway.
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Caroll Dunham untitled (purple) 1993-94, styrofoam sand crayon graphite oil on canvas 203 x 127 x 13 cm |
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Caroll Dunham, no nature, 1985-86 |
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Maxime Thieffine, Disco, 2016. Huile et acrylique sur toile. 40 x 30 cm |
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Aaron Curry 2016, head trip, 236 x 196cm acrylic on canvas |
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Nicole Eisenman, Guy Capitalist, 2011, oil and mixed media on canvas, 76 × 60 in |
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Peter Saul, nervous woman, 2002, 101 x 76 cm |
Elle accepte une ouverture au vivant et à sa mise
en relation plurielle et hybride : animaux, êtres humains hors
normes, êtres bâtards (l'Onco-Mouse, souris de laboratoire
brevetée), technologie, végétal naturel ou modifié, bref elle
nous situe dans ce que nous sommes et devenons un peu plus chaque
jour. Pour elle, tout cela demande à être pensé et mis en relation
plutôt que séparé/écarté et hiérarchisé selon des valeurs
morales ou pré-conçues. Ces états et présence des naturecultures
sans cesse évolutives, c'est moi, nous, nos relations, corps-corps,
corps-objets, objets-sujets, animaux-robots, toutes ces définitions
désormais moins nettes et plus fluides entre elles. Haraway part
donc d'identités anciennes fracturées, multiples (je pense ainsi à
Picabia et à sa revendication au droit à plusieurs styles),
identités contradictoires, bricolées qui doivent re-formuler
régulièrement leur alliance avec d'autres, inventer des rapports de
cohabitation et d'alliance. Elle pense donc du point de vue de
figures singulières, des « créatures leviers d'imagination
et d'espoirs » et invente même des mots et appelle à nommer
ces nouvelles combinaisons : primates, cyborg, chiens,
vampires, bombes, puces, gènes, toute une «ménagerie» qui a
justement été inventée par l'art contemporain, au delà des
transgenres. Elle pense donc comment on a définit l'humain, donc
exclut ce qui ne l'est pas et sur comment la technologie et
l'ingénierie biologique a écrit et modifié les frontières (l'ADN
encodé, les cultures transgéniques, le fameux modèle du cyborg,
mutant bio-technologique). Elle spécule sur des identités et cas
limites pour voir comment se passent et se construisent des
existences mutantes et quelles relations on établie avec elles.
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Maxime Thieffine, Chose, 2014, huile sur toile, fil et clous |
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Lee Lozano, no title (hygiène 3), 1961-63 |
J'entendais Tristan Garcia parlé de cela (ou presque) à la radio de ce NOUS défait,
brisé en morceaux et de son idée de calques/couches d'identités
multiples superposées. Triste pansement et pirouette timide alors
que Haraway travaille et propose des situations et exemples incarnés,
dramatiques, cruels, tendus et irrésolus mais qui me parlent
terriblement. Cela libère du NOUS, qui sacrifie toujours un peu de
réalité pour raboter et inclure universellement le maximum d'êtres
et donc en laisser dehors forcément. Cette déprise du NOUS au
profit de LIENS entre des situations, je la ressens comme un
soulagement, par le fait de dire si simplement ce qu'il me semble
vivre confusément. J'ai repensé au moment où j'ai découvert John
Cage et son rapport à l'écoute, les modes, conditions et registres
d'écoute plutôt qu'un rapport hiérarchique, paranoïaque,
autoritaire à la musique, bonne/mauvaise. Une même bouffée d'air
frais et dépressurisé, un don pour libérer du mouvement et de
l'action individuelle.
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Miriam Cahn, tierschiksal (animal destiny) 2004 oil on canvas 130 x 195 cm |
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Maria Lassnig, Lines of Fate, Re-lations VIII, 1994, oil on canvas |
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Eva Hesse, 1965, notitle, oil on canvas 87 x 104 vm |
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Eva Hesse, H+H, 1965, gouache vernis metal sur masonite, 67 x 70 x 13 cm |
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Mike Kelley, non identifié |
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Alberto Savinio, non identifié |
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Joan Semmel, multiple, 1999 |
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Francis Picabia, ou sont les ames des bêtes |
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Nicole Eisenman, one eye, 2016, 144 x 114 cm |
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Victor Brauner, être rétracté en chien, 1949 |
Si tout cela paraît évident, c'est
libérateur, non pas pour tout relativiser et dire que toute vérité
se vaut (surtout pas) mais plutôt pour affiner le débat et les
définitions de chacun. Pour ainsi SITUER les discours plutôt que
définir des NOUS, des identités par catégories et sous catégories.
Ici, j'ai beaucoup pensé à l'historie de l'art moderne et même
ancien, aux -Ismes, mouvements et périodisations établies ne se
définissant et se démarquant les unes contre/ à rebours des
autres, en particulier dans l'art moderne avec ses manifestes et
slogans, excluant hors du goût (bon) des formes, des pratiques et
des œuvres très nombreuses que par ailleurs de nombreux
artistes/commissaires ne cessent régulièrement de ré-inclure
(pensons à Phyllida Barlow, Carole Rama, Alina Szapocznikow, Sheila
Hicks, la sculpture figurative dans l'art contemporain, la céramique
etc...)
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Patrick Loughran, Rubenoir, 2010 céramique |
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Elizabeth Murray, sentimental education, 1982, oil on canvas 322 x 243.8 cm |
Donc pas de nostalgie pour un temps
idéal et naturel mais pas non plus d'hymne au libéralisme
technologique. Plutôt un rapport ouvert et horizontal à l'impur,
aux liens contre-nature. Pas de pureté ou purisme, pas de rupture ou
table rase mais du lien sale, circonstancié, situé, subjectif avec
les autres et le présent pour vivre et avancer. Il s'agit ici de
voir d'en bas, d'où on se trouve (pensons à Bataille et Mike
Kelley) et pas d'un point de vue surplombant. Pensons donc ici à ces
innombrables textes de statements et communiqués de presse où
l'artiste tente d'être au dessus de son travail (et pas dedans),
d'en être le conférencier et le marketeur. Un «corps est un tissu
de relations» dit-elle, à tous les sens du terme. Magnifique
formule qui dit le mouvement et donc aussi la cruauté à figer les
configurations pour les dire et les mettre en rapport. Ce travail
parle donc autant du vivant à l'oeuvre dans la création que de sa
représentation dans des formes de langage. Ici la situation de
l'artiste est très concernée par ce que décrit Haraway, triplement
: en tant qu'agent d'une création de formes de vies en devenir, dont
il est responsable, en tant que cobaye premier de ce laboratoire aux
frontières mouvantes entre lui et les formes et enfin en tant que
représentant symbolique de ce travail en cours/en mouvement aux yeux
des autres. Position hautement politique de visibilité, de défense
et de lutte pour certaines formes d'art, d'oeuvres et de vies/modes
de vies qui produisent ces formes. Politique pour ceux à qui ce
rapport à la création parle.
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Bruno Gironcoli, soax lup, 1972 |
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Mike Kelley, non identifié, 1999 |
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Bruce Conner, rat bastard II |
Comme toujours en lisant cet ouvrage, je croise et
tombe ou revoit des choses qui coincident parfaitement avec cette
lecture : par exemple un article sur Nicole Eisenman, ce livreacheté sur Alberto Savinio, ce dossier dans l'ordinateur sur Maria
Lassnig ou l'exposition de Gilles Aillaud vue à la Galerie
Loevenbruck, tout ceci m'a semblé parfaitement travaillé en
peinture, dans des corps matériels (peinture, toile, couleurs) et
symbolique (images / représentations). Et donc pour accompagner ce
texte, un choix d'oeuvres d'art plastiques et une famille d'artistes
ici rassemblées qui sont travaillées par des incarnations
problématiques et irrésolues.
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