portrait de Meatyard par Jonathan Williams |
Je n’ai découvert que très récemment Ralph Eugene Meatyard (1925-1972), via Lunettes Rouges et l’expo Paint it black au Plateau. Son travail photographique, lié au micro-détail, au flou et à la prise de vue mise en scène me fascine.
Romance from Ambrose Bierce #3, 1962 |
non identifié |
Son imaginaire qu’on peut qualifier au premier abord de surréaliste (dans la lignée de James Ensor) préfigure un art de la performance, de la photo mise en scène du corps pour faire une image comme le pratique Cindy Sherman ou de nombreux photographes /bloggeurs amateurs de l’ère des médias globalisés. Ce qu’on imagine des coulisses, échanges de vêtements, discussions pour convaincre voisins et famille de jouer à fabriquer ses images font partie du travail et de la beauté sensible de son art.
Sa vision de l’enfance (et de la famille) « autre » en fait un Doisneau alternatif qui nous évoque aujourd’hui le Harmony Korine de Gummo (1997) et cette americana (ici Lexington, Kentucky) pouilleuse du rock des années 90. Il fait converger pratique amateur de l’album de famille avec le livre d’artistes et le synopsis de film (ambiance très Fleischer-Boltanski des débuts) par exemple dans « The Family Album of Lucybelle Crater » (que je montre peu ici) qui regroupe 64 images dont il conçu l’ordre et la mise en forme (fond noir et texte en blanc dessous), où sa femme et sa famille portent des sacs d’épiciers du coin troués pour faire masque , inventant ainsi un récit fictionnel qui semble être un futur témoignage de groupe social alternatif et marginal. Le nom vient d’une nouvelle de Flannery O'Connor, l’album a été réalisé pendant les 2 années qui précèdent sa mort (et donc je suppose accompagne sa lutte contre son cancer) et publié en 1974.
figure with glass, 1966 |
Sans Titre (tricycle dans la neige), vers 1955 |
sans titre, 1960 |
Untitled (Motion-Sound), 1970-71 |
Untitled (Zen twig), 1963 |
non identifié |
zen twig, 1966 |
sans titre, 1957-58 (série des No Focus) |
J’aime chez Meatyard ce qui se trame de la fiction dans la vie réelle pour produire la fiction, et comment forcément cette fiction déborde ou a des conséquences sur les relations entre ceux qui l’incarnent, pendant les sessions de prises de vues (les weekends et pendant ses congés) mais aussi avant et après. J’aime imaginer comment s’articule maladie, fiction, rituel personnel, jeu, humour et sérieux ; tout cela est un mystère épais et très très inspirant.
non identifié, 1962 |
Photographe de la mise en scène des corps, avec des moyens simples (des masques grotesques de monstres) Meatyard produit des effets fort intriguants sur le regard que l’on porte sur ses images. Toujours en noir et blanc, de format carré, ses photographies jouent de façon subtile de présences-absences instables : des gens sont là, ils posent mais sont dissimulés, ce qui a pour effet de rendre tout ce qui est autour beaucoup plus visible, présent, comme par transfert-transfusion énergétique. On peut très bien imaginer les bois, feuilles mortes, éléments de paysages ordinaires, sans les personnes qui posent mais ils seraient plutôt mornes et sans intérêt. Les masques transforment les personnes en personnages et par conséquence ce qui est autour en décor de théâtre. Comme du Watteau revu par Tim Burton. Ce décor est essentiel dans l’agencement du Unheimlich (qui n’aurait pas déplu à Mike Kelley) produit par le théâtral DANS un décor naturel. Le paysage devient accessoire narratif, il joue autant que les humains : pour preuve de ce régime (où le documentaire tourne à la fiction), l’image des masques jonchant le sol, non portés, mais toujours actifs/activés par le fond sombre de l’image.
No focus #2, 1960 |
Meatyard maîtrise et connait bien les effets du photographique sur l’œil et la psychologie du spectateur. Ce qui lui permet ensuite dans d’autres séries de tordre le regard par des transgressions techniques : le flou et les jeux de plans qui flirtent avec l’abstraction sans jamais y céder. C’est là aussi qu’il est intéressant de savoir que Meatyard était opticien avant d’être photographe, amateur. Ses flous sont aqueux, liquides, spectraux mais vifs et saillants grâce à leur format étroit et compact. Ses visages, comme dans le cinéma moderne (de type Bergman, Godard) ou comme chez Diane Arbus, regardent l’objectif et le spectateur, ils nous désignent en se montrant : ils scellent un lien fort entre eux, l’image et nous, malgré ou grâce à la part d’esquive (d’aveuglement) du personnage. Ces opacités perforées que sont les masques contaminent la photographie elle-même : ses œuvres sont des opacités perforées, des plans moelleux sans centre, sans humanisme, sans visage-point focal et psychologique : donc l’image en son entier, par compensation, devient présence et visage elle-même.
Cet article fait partie d'une série de posts monographiques présentés ici.