mardi 18 juin 2013

Anna Zemánková

Anna Zemánková (1908 – 1986) est une artiste tchèque, malheureusement classée du coté de l’art brut (que j’ai découverte dans l’exposition du Museum of Everything à Paris) qui a commencé à peindre et à dessiner à 50 ans, sans formation, après une vie marquée par la maladie (amputée des 2 jambes) et l’Histoire. Elle dessine magistralement, invente des couleurs, mais utilsie aussi les qualités du papier, son épaisseur, froissé ou perforé parfois.







Son œuvre est un herbier imaginaire (pas loin du tout de Paul Klee) associé à des formes décoratives : une greffe du vivant, du sauvage, du convenu avec l’artifice, au travers d’expérimentations graphiques qui ouvrent des mondes et des connexions, qui font mentir ceux qui pensent que l’on ne peut (plus) rien inventer. On est ici en plein art du montage (là où ça me touche particulièrement) en plus d'un art du trait et du graphique. Elle me fait penser aussi à cet américain que j’ai découvert récemment : Eugène Von Bruenchenhein ou bien à un Ernst Haeckel libéré du fardeau scientifique, à notre très précieuse Georgia O'Keeffe, à un Peter Saul végétal, et bien sur à Hilma Af Klint. Hallucinant et délectable. De la générosité des formes sous des airs ordinaires (l'art brut est peuplé de ces formes proliférantes). Epure de la mise en page, application lente et saillies figurales, trait descriptif attentif et apparitions colorimétriques venues de très loin. Traversées des mondes anciens (égyptiens) retrouvés dans une actualité intime ...






Je vois qu'en ce moment même une exposition dans une galerie parisienne, Christian Berst, met à l'honneur/ profite de sa renommée actuelle, cette artiste sera présentée à la Biennale de Venise 2013.

Cet article fait partie d'une série de posts monographiques présentées ici.

lundi 10 juin 2013

Les Titres de Jonathan Lasker


A double life, 2003


Ce post monographique ne vise pas à faire découvrir le travail de Jonathan Lasker (même si ce n’est jamais trop tard), étant reconnu et représenté dans de nombreux musées. J’ai personnellement mis du temps à m’intéresser à  son travail, au premier abord une peinture trop dans le discours sur le modernisme (peut-on enfin avancer svp ?) et le commentaire sur la peinture. Egalement trop systématique pour moi : il fait à peu près la même chose depuis plus de 30 ans ... Une fois cela admis et les toiles vues en vrai chez Ropac à Paris en 2012 (avec grand plaisir) et une meilleure connaissance de Guston (son ancêtre je trouve), j’ai été intrigué par ses mises en scène du peindre : à la fois du geste et des traces sur la toile, séduit par ses petits tableaux qui sont le théâtre du faire (humbles, croustillants, vifs, hors du temps, risqués) alors que les grands en sont des remakes « Hollywoodiens » prêts à vendre (plus grand = plus chers : en terme de radicalité et d’avancée conceptuelle, l’art peut mieux faire, mais bon, faut vivre)



scenic remembrance, 2007

Je souhaite donc ici attirer l’attention sur ses titres d’œuvres : par exemple : « A double life » (une double vie) adressée à l’œuvre elle-même et à sa logique de dupliquer/ agrandir les toiles, en même temps qu’un éclairage sur la forme noire et noueuse qui s’observe depuis l’angle en bas à droite dédoublée dans une installation sculpturale.

« Scenic remembrance » : souligne la dimension théâtrale du tableau en même temps qu’il fausse la situation scénique en le plaçant sous le signe du souvenir, plus ou moins exact et donc interprétatif.

« The ecstasy of logic » : qui confronte le chaud et le froid, l’expression et la planification et souligne ainsi le coté inachevé, trop vague mais pourtant juste de façon illustrative du rapport titre-image.



the ecstasy of logic, 1992

The Marriage of Painting and Photography, 2003

« Le mariage de la peinture et de la photographie » qui interroge les présences des formes dans le tableau et le tableau lui-même et trouble la situation du titre, DANS l’œuvre, comme partie intégrante de l’œuvre, ou HORS de l’œuvre, en dessous, comme une légende photographique.



to believe in food, 1991

« To believe in food » : ouvre un autre champ sémantique d’interprétation à ses formes : celui du biologique et du microscopique (assiste—t-on une digestion de formes/organisme par d’autres ?) et joue des conventions de l’imagerie scientifique, de leur dimension de croyance comme de leur arbitraire visuel.



Domestic Setting with Post-Partum Anxiety, 1999


« Domestic Setting with Post-Partum Anxiety » : est beaucoup plus précis et désigne vraiment un espace (domestique) au lieu de jouer à l’entre-deux, mais évidemment aucun moyen de vérifier que ce que le titre dit (quelle différence entre un espace domestique et un lieu d’expo par exemple dans son système)



History of the boudoir, 1998


« History of the boudoir », peinture assez simple et rieuse visuellement, par le titre seul déplace le tout vers un univers autre, aristocratique, secret, élégant, libertin même : c’est-à-dire qu’il appelle la projection et les associations mentales du spectateur à partir d’une base très sommaire.


Les titres Systemic Autonomy, Symbolic framing, Nature as symbolic, plus sérieux et moyennement subtile, titillent les statuts de l’œuvre, de son contenu, de sa valeur, de sa transformation de matière en œuvre, de signes en sens, d’image en texte et de texte en image masi appliqués aux peintures, ils semblent interchangeables et se rient ainsi des concepts et problématiques esthétiques et philosophiques de la peinture. Lasker se confronte aussi à une certaine autocritique (de son systématisme, du trouble entre artifice et sincérité, théâtre et coulisses, vérité picturale et jeu oulipien) et une conscience des limites de son propre système : du coup souriant, désabusé et humble.



Symbolic framing, 2001


Nature as symbolic


systemic autonomy, 2002

S'il y a quelque chose de fatiguant et une connivence implicite, maligne, avec le spectateur qui peut lasser néanmoins son travail recèle de trouvailles et d'une belle recherche sur les rapports du pictural avec le texte, sur la position du titre comme partie intégrante (ou pas) de l’œuvre, et plus profondément sur l’agissement des mots avant, pendant ou après la création, lors de la venue au monde des formes, chez l’artiste comme chez le spectateur. Il y a une vraie enquête génétique, sur la place, la localisation impossible du textuel dans le corps, le sang et le théâtre anatomique de la peinture. Ses titres sont des hypothèses interprétatives dont l’artiste n’est pas forcément la meilleure autorité, la plus fiable. Lasker semble même en lutte avec le métier des commentateurs du pictural, s'escrimant à concilier les paradoxes et à tordre les évidences. Le titre chez lui n’est pas une parole venant du peintre, elle vient d’ailleurs (entendue dans l'atelier devant ses toiles?) ou bien elle ne s’adresse pas obligatoirement à l’œuvre, à cette oeuvre-là. Il interroge l’autonomie du pictural revendiqué par les modernes, distend le lien élastique et entortillé entre image et regard. Son œuvre devient ainsi un vrai théâtre visuel et un jeu de rôle perpétuel dont les traces et signes visuels sont les personnages, jouant des pièces, des situations qu’on leur demande d’incarner avec plus ou moins de talent et de bonne volonté. C’est plus courageux et honnête que le « sans titre », « composition Numéro tant » etc et plus singulier chez les peintres, qui sont souvent assez démunis, paresseux ou inconscients face à ces enjeux.


lundi 3 juin 2013

Mark Rothko, une décennie

Entrance to Subway, 1938

Seuils et descente vers les profondeurs ! A partir de cette toile que j'avais adoré à l'entrée de l'expo du MAMVP il y a quelques années (le reste moins, trop pompeux-sollenel-viril-héroique-coincé de la tête-moderniste finissant) j'ai sélectionné un ensemble de peintures réalisées par Mark Rothko entre 1938 à 1948, les années 40 en gros. Je les ai découvertes tout récemment sur le net (signalées par Simon Bergala) dans le cadre cette expo aux USA : Mark Rothko : The decisive years, 1940-1950.


Non identifié, 1938-39

On démarre sur du réalisme social, grosse tendance des années 30 aux USA pour glisser sous l'influence, incontournable également, du surréalisme, au travers des exils des européens et de leur influence sur les premiers grands modernes américains (Pollock, Gorky). Cette dimension mythologique se retrouve dans les titres (Léda, Iphigénie, Antigone) sous forme d'un retour vers l'antique revu par Picasso/Henry Moore puis va explorer des dimensions plus intérieures et monstrueuses, proprement surréalistes (tendance Matta ou Ernst).


Antigone, 1941


Leda, 1941


Archaic Seascape, 1943



Ce qui me semble singulier (je connais assez mal le paysage autour et du même moment aux USA, sauf Gorky), c'est d'abord la théâtralité des poses, des figures, des formes et de l'espace pictural, même abstrait. Puis l'humour et la joie de l'apparition des formes, entre dessin, texture et couleur, tout se génère en même temps (comme du Klee), la composition est au bord du flou ou du chaos mais existe dans une lumière unique : parfois cotoneuse, aquatique, glacée, élastique, aqueuse ...



Composition, 1941-42



non identifié, années 1940

Syrian Bull, 1943


Iphegenia and the sea, horizontal phantasy, 1943



Hierarchical birds, 1944


Ca grouille mais ça s'organise progressivement, à mesure justement que ça devient abstrait, éclaté. Ca s'organise selon un ordre et des critères picturaux où le geste et l'improvisation sont tenus et cadrés, mis en scène par les bords. Cet art est celui d'une anatomie du vivant, c'est-à-dire du geste, de l'objet-oeuvre et du regard : tous les 3 en train de naître et de se dissoudre les uns dans les autres/ se défaire les uns des autres. Et surtout quelles couleurs (très Georgia O'Keeffe) ! Quelles images jamais vues ! Quelle tendresse pour accueillir tout ça dans son oeuvre, sous son pinceau, dans sa tête quand les autres vous demandent d'expliquer tout. On n'est pas du tout dans le momumental viril ou la compétition conceptuelle (et stylistique donc publicitaire) des années 50 où chacun devra faire son statement, toi ton zip, toi tes drippings, moi les bandes, l'autre les coulures etc, bref... (je reviendrai ailleurs sur cette dimension publicitaire de l'art et sur le "traitres de l'art moderne et contemporain", Frank Stella, Guston, Robert Morris par exemple, qui ont réagit à ça)


Aquatic drama, 1946


Sans Titre, 1946-47 (Tate Modern)


non identifié


Sans titre, 1947


Sans Titre 1947 (SF Moma)

Ici donc un choix personnel d'oeuvres de cette époque pour se rafraichir les yeux et la tête, ailleurs : La catalogue de l'exposition et de cette période, trompeur avec sa couverture très Rothko tardif  : MARK ROTHKO,The Decisive Decade: 1940–1950. Skira Rizzoli Publications, Inc. New York