lundi 21 novembre 2016

Eva Hesse, l'autre

no title, 1960, huile sur toile, 91 x 91 cm



A nouveau, une réaction à la lecture d'un livre acheté récemment, Eva Hesse Spectres 1960, un catalogue publié par Yale en 2010 sur une série de peintures de jeunesse de la célèbre sculptrice. Avant de commencer mes critiques, je tiens à signaler cet ouvrage, la qualité des reproductions et des nombreuses descriptions détaillées d'oeuvres, pour le fait qu'il existe enfin pour mettre en exergue ce travail pictural peu connu. Mais justement mes critiques portent sur les textes et leur façon de revaloriser ce travail, très maladroit et même parfois très contre-productif.





no title, 1960 (et détail)



Il est ouvertement dit que l'on ne saurait quoi penser de ces peintures si l'artiste n'avait produit ensuite ces sculptures, et même que l'on n'en ferait pas grand cas !!! Dans son introduction, Helen Molesworth critique à juste titre l'opinion canonique qui voudrait que, avant 1965, ce soit un faux départ pour Hesse, opinion (circonstanciée et stratégique alors) établie par Lucy Lippard. Mais bizarrement, les autres textes du catalogue tentent désespérément de situer, justifier, valider et comprendre ces peintures, jugées «enfantines, mystérieuses, à la limite du grotesque » (selon Louise S. Milne). Elisabeth Bronfen déclare qu'on ne peut les voir que comme des «miroirs du Soi», des «autoportraits» et images déformés de « sa vie intérieure » ! ou de la construction de soi ! La pauvre Eva Hesse, traité comme une malade, une indigène d'un pays troublé et lointain colonisé par le savoir adulte et valide des historiens de l'art !



no title, 1960, huile sur toile, 125 x 123 cm



Et donc sur les nombreuses pages de texte du catalogue, on filtre TOUT par le biais de la biographie  : elle a été traumatisée par la seconde guerre mondiale, le suicide de sa mère, son mariage récent, on donne le nom de son psy, on cite des témoignages de proches, son journal et sa correspondance, etc. En plus, elle vient d'Allemagne, donc on peut justifier des liens stylistiques avec le Cri de Munch (!) et bien sur faire appel à d'innombrables de citation de Freud, Lacan, Kristeva, Mary Shelley, Frankenstein et des auteurs féministes américaines. Il est vraiment très surprenant de lire des textes qui défendent ces œuvres là mais au fond sont très embarrassés par leur sujet, sans s'en cacher d'ailleurs. Le dernier texte conclut même sur l'intérêt de cette exposition pour la connaissance qu'il nous donne de la vie intérieure de l'artiste au seuil de ses grandes créations à venir, annulant (presque) tout le sens du présent projet !! Si cela ne m'intéresse pas de savoir si elles ont raison ou pas (seule l'artiste pourrait nous le dire mais elle n'est plus là), ce qui m'intéresse c'est de pouvoir regarder et apprécier les œuvres et les laisser exister comme œuvres, à part entière, aujourd'hui encore vivantes. Je voudrais qu'on REGARDE finalement les peintures.



non identifié



Donc voici une sélection de travaux qui excèdent ceux présentés dans cet ouvrage, que je recommande quand même, pour altérer, assouplir notre regard sur cet œuvre, l'élargir, pour essayer de bouger hors des catégories établies auxquelles les auteurs se soumettent maladroitement. Ses toiles ont été diffusés et exposées pour la première fois en 2010, il en existe 48 de cette époque, 21 sont rassemblées sous le terme de Spectres, autour de figures, visages, cranes, poupées, couples à la limite d'apparaitre/disparaitre, corps transparents sur les fonds. Ce trouble constitue bien le sujet des toiles. Des coiffes peuvent être des chapeaux, on ne sait pas si on est devant ou dedans ses corps-visages. Si cela est dramatique ou grotesque, cartoonesque même. S'il s'agit de portraits ce sont forcément aussi des dialogues, mais entre soi et la peinture, pas entre soi et soi. La réalité des matériaux est indéniable et produit l'image. Citons ici Hesse elle-même  : 

«Do what you feel, remember irst guess is good  » … Elle décrit ses peintures ainsi  : «  Free in feeling and handling of medium … Ultra alive … My last two paintings look good to me, they are painterly, they are developped images, they were really built, made and came into being. Both of them spoke back to me.  »



no title, 1960, huile sur toile, 91 x 91 cm


no title, 1960, huile sur toile



J'adore ici cette formule  : ultra alive et ce champ-contre-champ entre elle et sa toile. L'image me regarde. Preuve d'une vie PRODUITE par l'oeuvre. Oui, on peut biologiser l'oeuvre  ! Ce rapport au vivant rejoint mon texte récent sur Haraway et exprime exactement ce que je recherche quand je travaille, que ce qui se produit me renvoie un regard, constitue une présence, indéniable qui demande alors à être acceptée, développée ou validée telle quelle.




no title, 1960 huile sur toile, 45 x 40 cm



Ces peintures sont plutôt facilement visibles pour nous aujourd'hui, hors du seul contexte expressionniste abstrait (et tirées hors de l'influence réelle de Pollock, Gorky, De Kooning bien sur) parce qu'on connait la Bad painting, Basquiat, Asger Jorn ou Dubuffet, mais aussi Philip Guston, Miriam Cahn, Marlene Dumas et Maria Lassnig (jamais mentionnés dans ce catalogue qui SEPARE et veut identifier isolément Hesse, croyant que cela lui sert). Il faudrait d'ailleurs revenir sur la dimension graphique cartoonesque présente chez les AbEx (un vrai chantier pour les historiens) dont je place ici quelques exemples.


William de Kooning, pink angels, 1945

Hans Hoffman, the mannequin, 1946
William Baziotes, green dwarf, 1947

Venons en aux œuvres. J'aime ici ses couleurs  : sa palette de mélange long et denses  : allant du gris au marron pâle à la limite du violet/lavande. Ses dorés crémeux virevoltant dans le reste de la toile pour embarquer du blanc, marron et tracer, nuancer, dégrader ou contraster en même temps, dans le même mouvement. Ce qui produit en plus des effets de lumière et d'éclairage incroyables, métallisés, phosphorescent. En cela sa palette anticipe Lassnig, Sonnier ou Cahn. On sent de longs balayages, répétés, rebondissant entre les bords et la figure, qui sont autant de moments de réglages de ses couleurs, laissant l'historique et l'évolution visible par endroit ou pas transparence.


no title, vers 1960, 61 x 61 cm


non identifié


non identifié



1960, huile sur toile, 51 x 51cm


no title, 1960, 45 x 38 cm



J'aime sa façon de dessiner en peignant, de surprendre par le choix de la couleur qui trace, consolide un bord d'épaule, de torse, une courbe. Ou alors, le bout de bois du pinceau qui gratte, griffe et grave la surface. Son coup de pinceau est sans complexe ni manière, elle profite de détails, passages et stries en bordures d'une couleur avec une autre pour marquer des traits d'expression aux personnages, plis d'oeil, sourires, tension du cou, du buste, fictions de matières... Les toiles sont travaillées longtemps et intensément. Elles s'ouvrent en deux parfois sur un duo, un vis a vis de 2 personnages, une danse, une esquive où s'incarne la question du contraste entre eux, de la complémentarité des couleurs, des résidus de l'un dans l'autre et du fond qui les connecte. Ses fonds presque byzantins sont chargés, lourds comme du mercure, électriques et contagieux. Tendus entre pâte et matière visqueuse, collante, gluante (peinture à l'huile) et liquidité fluide, coulures et jus baveux. On est dans un carnaval plongés dans une brume ou sortie de vapeurs toxiques, gothiques de science fiction des années 80. Ses surfaces qui suintent, grasses, vibrent de coulures et empâtement en sous-couches multiples sont déjà des questions propres à ses sculptures.



no title, 1962, huile sur toile



no title, 1960, huile sur toile, 91.4 x 91.4 cm



no title 1962, 21.5 x 27.8 cm Graphite, gouache, crayon, black ink and collage paper



No title, 1961, huile sur toile



Les corps-formes bougent et cherchent une place dans ses compositions, dans des formats carrés ou presque. Jeu avec les bords, décentrés, sautant, vrillant, vacillant, surpris et hagards, oscillant entre le bord et l'interaction avec l'autre forme dans le cadre. La question qui se développe ensuite, avec les couleurs plus pop (rose, jaune, vert), plus pleines et séparées seraient peut-être celle de la cellule, de ce qui se divise, se place, s'emboîte, se sépare, trouve un passage et explicite pour le spectateur les flux en jeu dans le travail. Des jeux de constructions apparaissent, blocs, barres, empilements ou bien agrégats (si on considère qu'on voit d'en face ou du dessus) puis entrelacs, donc jets et surgissements/enfouissements, ondes et spirales. Le dessin s'assume d'avantage seul, presque comme croquis de machineries, comme ligne de structure avant le volume et la mise en espace. Mais toujours cette question de la transparence, du translucide, d'une lumière qui passe dans l'oeuvre, le corps des formes semble essentielle. Chaque période, support et matériaux permet une approche tactile différente et interroge chaque fois différemment la psychologie de la perception de l'oeuvre par celui/celle qui lui fait face.




1965, no title_encre et gouache sur papier 50 x 65 cm



H+H, 1965, Varnish, ink, gouache, enamel, cord, metal, wood, papier-mâché


Legs of a walkin ball, 1965




1965,  no title_encre et gouache sur papier 50 x 65 cm





sans titre, 1964



 1963 drawing 57 x 72.4 cm



sans titre, 1963, sur papier 38 x 25 cm



Top Shot 1965 Flexible metal cord, electrical cord, metal hardware, paint




sans titre, 1964, encre sur papier



no title 1965, oil canvas 87 x 104 cm



3 oeuvres de 1965


vers 1964


Vue de l'atelier, vers 1965



no title, vers 1969/70, gouache et encre sur papier


Aucun commentaire: