dimanche 25 janvier 2009

Myriam Gourfink : les temps tiraillés

Un musicien debout devant la scène joue du basson transformé électroniquement en live. Ce souffle « processé » produit des effets psychologiques de vitesse, de glissements et de courants sonores dont il est impossible de dire s’il s’agit d’un effet de d’accélération ou de ralenti. Plutôt les deux simultanément, comme un effet de décélération. Cette dynamique de crescendo flou épouse, contredit, accompagne, supporte, lance ou modère les mouvements des danseuses.




Elles, habillées de tuniques rituelles et dorées, ornées de fins diagrammes solaires, bougent lentement d’un mouvement continu selon une architecture corporelle assez anguleuse et moderniste ou même « égyptienne » pour le dire simplement. Soit assise ou basculées au sol, puis debout avec chaque partie du corps écrite et dirigée par le système de notation Laban qu’elles lisent sur des écrans LCD suspendus au dessous d’elle. Les partitions sont communiquées « en temps réel » par la chorégraphe assise devant son ordinateur à l’angle opposé d’une filmeuse, également sur scène.


Les danseuses (il n’y a pas d’hommes sur scène) sont aussi et d’abord des lectrices. Elles bougent très lentement en un seul mouvement continu sur plus d’une heure, en décodant une partition chorégraphique élaborée à partir de la méthode Laban, écriture de notation des mouvements.



Lire et agir à la suite ou en même temps ! Gros enjeu formel et esthétique, qui est aussi une affirmation volontaire de l’anti par-cœur, du mouvement intégré au corps et redéployé par lui. Ici le corps bouge en décodant un texte, ca vient de l’extérieur, ça s’incarne et ça sort. Donc pas de virtuosité, pas de solo, pas de morceaux de bravoure. Six ou Sept corps, un chœur uni dans l’espace mais chacun isolé dans l’action.



Sur ce point d’ailleurs, je m’étonne du choix de filmage vidéo. Dans la première partie du spectacle, une jeune femme filme sur scène, sur le coté, les danseuses. Caméra portée à la main. Elle va ensuite intégrer les images à un banc de montage vidéo (final cut) visible sur scène également, images vidéos qui seront ensuite projetées sur les danseurs et la scène par 3 projecteurs, dont les zones d’images étaient bizarrement répartis (2 dans l’angle droit) et un sur le mur gauche.


Ce filmage assez tremblé, aléatoire et finalement très subjectif (la filmeuse a beaucoup focalisé sur la danseuse blonde au centre - il est vrai magnifique et magnétique - ce qui tend à l’isoler de l’ensemble et à mettre en avant une vedette, un centre). La subjectivité du filmage, s'oppose à une logique plus neutre de vidéo surveillance ou de cadrage vraiment aléatoire, fixe, qui saisirait les mouvements qui traversent le champ. Un peu comme un film de Charles Atlas sur Cunningham (j’ai oublié le titre, désolé) qui était un œil carré (l'écran) traversé régulièrement par le mouvement de corps dansant. Bref, ce filmage mou me semble affaiblir la rigueur de composition du reste de la pièce et même contredire le principe de fluidité et de défocalisation recherché par le jeu des vitesses, des mouvements et du dispositif général.

L’ensemble est évidemment très hypnotique, difficile à suivre, car le regard saute d’un corps à l’autre, d’un lieu de travail à l’autre (corps, machines, écrans, musicien, dispositif technologique). Le mouvement des danseuses étant tellement lent qu’on a du mal à les suivre longtemps, comme ils se croisent et se gène l’un l’autre, le regard saute d’une figure à l’autre comme devant un tableau vivant, modifiant sans cesse sa composition apparente. L’œil du spectateur est excité par la tension sonore, par la présence des corps et le mystère absolu quant à savoir ce qu’il se passe exactement.

Gourfink nous donne à voir un rituel, ou plutôt l’anatomie d’un rituel, avec les coulisses visibles, dont la magie opère simplement sur les sens et la perception du spectateur. Les corps dialoguent avec la technologie, de façon sophistiquée (Laban en live sur LCD) et de façon archaïque (ils projettent leurs ombres chinoises dans le champ des projections).



"C'est qu'il y a des dieux dans le ciel, des dieux, c'est-à-dire des forces qui ne demandent qu'à se précipiter ... La force qui recharge les mascarets, qui fait boire la mer à la lune, qui fait monter la lave dans les entrailles des volcans ; la force qui secoue les villes et qui assèche les déserts ; la force imprévisible et rouge qui fait grouiller dans nos têtes les pensées comme autant de crimes, et les crimes comme autant de poux ; la force qui soutient la vie et celle qui fait avorter la vie, sont autant de manifestations solides d'une énergie dont le soleil est l'aspect lourd. (...) Et comme les idées au fond ne sont à juger que dans leur forme, on peut dire que, pris dans le temps, le déroulement innombrable des mythes, auquel répond, dans les souterrains comblés des temples solaires, l'entassement sédimentaire des dieux, ne nous donne pas plus l'idée de la formidable tradition cosmique qui est à l'origine du monde païen que les danses des baladins orientaux et les tours de passe des fakirs qui viennent s'exhiber sur les scènes européennes ne sont aptes à nous rendre l'esprit de libération sans images ou le mystérieux ébranlement d'images venu d'un geste vraiment sacré. "
Artaud : Héliogabale ou l'Anarchiste couronné, p 51- 52


Mais surtout le regard pris dans la durée et emprisonné par l’espace qui produit lui-même la magie. Le regard circule dans le même espace fluide et continu que celui des corps. Ensemble dans un espace hyper-dilaté car hyper-informé et électrifié. Comme pour le solo (BALK 00:49) de Cindy Van Acker vue à MDO l’année passée, on est dans une atmosphère d’ambre, l’électricité et de codage vaporisé et diffus, par projection lumineuse et sonore. Les corps, émettent et reçoivent, ils irradient le mouvement.

D’ailleurs une fois le spectacle « fini », c'est-à-dire quand les corps dansant, les informaticiennes et les musiciens ont quitté la scène, ca bouge encore, le logiciel de montage et les projecteurs continuent de diffuser les images des danseuses, même dans l’escalier qui nous amène vers la sortie. Le mouvement est lancé, satellisé, mis en réseau, il se propage…



lien :
http://www.cnd.fr/formation_professionnelle/formationsthematiques/ile_de_france/janv-juin-2009/les-temps-tirailles-1

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